Une fleur du bitume - "La Fée Asphalte" Emile Goudeau
La Fée Asphalte
Au poète
Le train qui t'amena des lointaines provinces
Depuis longtemps est reparti.
Oublie, enfant, un peu tes naïvetés minces,
Deviens grand, toi qui est petit.
Paris qui m'appartient est une vaste arène
Pour l'amour et pour l'ambition ;
La rue est aujourd'hui la seule souveraine :
Porte-lui ta dévotion.
Tu n'as pas de foyer dans cette ville grande ?
Vas à l'auberge du Hasard !
Des épouses et des amis de contrebande …
On trouve de tout au bazar.
D'autres, à toi pareils, et plus que toi bohèmes,
Se sont élancés du Trottoir
Pour faire de leur vie étrange des poèmes
Pompeusement vêtus d'espoir.
Aussi ne songe plus aux forêts, aux prairies,
Les squares sont mieux râtissés !
Les soleils de là-bas berçaient les rêveries :
Par le gaz, ils sont remplacés.
Que t'importe la rose et l'humble marguerite
Et l'insupportable muguet ?
Le bitume a des fleurs dont le parfum irrite :
Vas-donc m'y cueillir un bouquet.
Le poète
J'y vais ; je ferme le livre
Où j'inscrivais mes vertus ;
Mes remords sont combattus
Par le désir de voir vivre.
Aussi je donne congé
Aux hommes morts de Plutarque.
Dans la foule je m'embarque
Sans crainte et sans préjugé.
J'irais voir parmi la brume,
Sous les becs de gaz fleuris,
S'il est certain qu'à Paris,
Tout pousse sur le Bitume.
Si la chanson des vingt ans,
Les stances bien attifées
Y courent comme des fées
Par la pluie et le beau temps ;
Si l'antique Poésie,
Quittant le sacré vallon,
Y vient prier Apollon
De lui payer l'ambroisie ;
Si vraiment, près des ruisseaux,
Le poète noctambule
Peut entendre, au crépuscule,
Quelques gazouillis d'oiseaux.
Ou si – nouveauté superbe ! -
Le rêve sorti du cœur
Peut chanter un air vainqueur,
Sans eau, sans nid et sans herbe.
Les Fleurs du Bitume, petits poèmes parisiens, Emile Goudeau, 1881.