Ballade de la Joyeuse Bohème
Eugène Torquet (1860-1918) plus connu sous le nom
de John-Antoine Nau (lauréat du premier prix Goncourt) se lia à la
bohème de la fin des années 1870. Ainsi il fréquenta le cercle des
zutistes, le club des hydropathes et bien entendu le fameux cabaret du Chat Noir. Il y laissa une célèbre ballade parue dans le numéro 1 de l'année 1882.
Cette ballade choisit de mettre en avant une bohème joyeuse
contrastant avec celle de Murger. Au cours de ce poème chantant, à la
ritournelle entêtante, Torquet reprend ce qui sera l'essentiel des
revendications de cette "nouvelle bohème fin de siècle". Dans le chemin
déjà tracé par Villon, la bohème représente une sorte de "marge
idéale" qui autoriserait une vie de plaisirs loin des principes d'une
existence bourgeoise et conformiste. L'artiste en vouant un culte à
l'amour feint de mépriser la fortune. Mais en cherchant à "effaroucher"
le bourgeois, on l'interpelle, on en fait un spectateur privilégié du
sort de l'artiste. La posture bohème est d'autre part celle d'une élite
marginale détachée des préoccupations "bassement" matérielles de la
foule. Le groupe bohème apparaît dans toute sa vigueur, comme une
collectivité d'élus pleinement conscients de leur mise en scène.
Dans ce siècle de picaillons
Où la soif du gain nous torture
On donne la chasse aux millions.
Or, scène, beaux vers et peinture
Ne donnent que maigre pâture.
Mais, faisant la nique au destin,
Je serai, - j'ai la tête dure -
Peintre, poète ou cabotin
Porteur de lyre ou de crayons.
Pitres chatoyants de dorure
Qu'on nous excuse, nous baillons
Chez les banquiers, rois de l'usure.
(...)
Bourgeois, fuis quand nous ripaillons
Ou bouche ton oreille pure :
Nos discours sur les cotillons
Effaroucheraient la Censure ;
Et nous trinquons, mortelle injure
En disant : "Bren !" au Philistin !
Et ! L'on ne hait pas la biture
Peintre, poète ou cabotin.
Envoi
Femmes, ne nous soyez point dures ;
L'artiste en vos bras de satin
Ne fait pas mauvaise figure,
Peintre, poète ou cabotin.