Les rares femmes du Chat Noir
Le premier Chat Noir connut
le succès en accueillant les artistes de la butte et l’état-major des défunts
Hydropathes. Contrairement à d’autres cabarets où les femmes venaient
marchander leur affection, très peu de femmes venaient s’aventurer au cabaret
du Chat Noir. Michel Herbert cite, en plus de la poétesse bien connue,
Marie Krysinska, les noms de quelques montmartroises : Totote, le Fiacre
jaune, Jeanne Lorgnon, le Sphinx et Christiane. Il faut dire que le Chat
Noir, s’il se prétendait moderne, ne se prononça guère sur les revendications des femmes.
Marie Krysinska (Marie-Anne
Krysinska de Levila) fille d’un avocat polonais et future épouse du peintre
Georges Bellanger tint parfois le piano chez Rodolphe Salis en plus de donner
quelques vers au journal. La guillotine inspirait sa muse coloriste comme dans
ces quelques vers :
Et soudain
Un lourd couteau tomba sur mon cou
délicat !
Le vilain rêve n’est-ce pas ?
Hé ! je ne le trouve point si
vilain,
Répondit le peintre, car votre joli
Sang rouge au milieu
De tout ce rose que voici,
Cela devait être un beau coloris
Et former un délicieux
Camaïeu.
Le second Chat Noir devenu
commercial plus qu’artistique se remplit progressivement de femmes, de
bourgeoises venues accompagner leur mari et se distraire dans ces lieux dits de
débauche. Les chanteuses Yvette Guibert et Thérésa s’y illustrèrent ensuite.
La
femme en représentation
Pourtant la femme hante les lieux à travers des suggestions d’un goût plus ou moins douteux. Le sexe féminin est sans conteste rappelé par l’appellation même du cabaret – une interprétation confirmée par George Auriol. Le vitrail vert de Willette représentait une femme en caché-poussière émeraude, parsemé de hannetons d’or, portant un lys à la ceinture, mais où figurait l’éternel matou. Un moulage du buste de la Femme Inconnue du Louvre figurait en bonne place sur le comptoir monumental. Enfin, dans les mots de Rodolphe Salis, Montmartre est à l’image d’une mère nourricière : ainsi l’image récurrente est celle de « La Butte cette mamelle où s’allaitent la Fantaisie, la Science et tous les Arts » (extrait de la candidature de Salis aux élections municipales).
Une prétendue
liberté
En plus du symbolisme parfois obscur
des images et des objets, le cabaret ouvre ses portes à des auteurs au ton plus
licencieux qui flatte le beau sexe comme la célèbre Légende des sexes
d’Haraucourt dont quelques pièces furent publiées dans le journal du Chat
noir. Ces poèmes hystériques signés du pseudonyme du Sire de Chamblay sont
qualifiés d’ « exutoire à la chasteté de leur auteur ». Le sexe
est approché avec curiosité, envie et angoisse :
Le ventre de la femme est comme un
bouclier,
Taillé dans un métal lumineux et sans
tache,
Dont la blancheur se bombe et descend
se plier
Vers l’ombre où la pointe se cache.
La féminité au cabaret est circonscrite dans les désirs masculins. La parole féminine manque donc d’écoute et de liberté. D’ailleurs l’inauguration même du cabaret reposait sur des activités viriles : c’est ainsi que l’on assista à la rivalité fraternelle d’Emile Goudeau et de Rodolphe Salis à grands coups de bocks. Le bagout des buveurs s’acheva par un cri d’admiration du plus célèbre hydropathe : « Sacré Salis ! il vous lampe ses soixante-dix bocks d’affilée tandis que je suis obligé de caler piteuseusement au quarante-cinquième seulement ! ». Alors que l’heure était à la provocation et aux controverses dans une ambiance plus qu’animée, quelques échauffourées éclataient parfois mettant alors au premier plan les compagnes de ces artistes.
Ainsi Willette fut provoqué en duel alors même que dans « L’Institut » (pièce du fond du cabaret) il croquait avec envie le profil d’une jeune femme. Du trait il passa à la courbe, mettant ainsi en pratique un de ses règles de conduite :
Là où il y a de la fesse,
Les mains ne sont pas en
détresse.
Alphonse Allais pouvait dire au cabaret quelques unes de ces sentences sur le sexe faible. Ainsi il déclara dans le journal du Chat noir qu’une femme ne saurait faire une épouse sans avoir trois amants. Paul-Napoléon Roinard, fondateur de la société La Butte, certain d’appartenir à une génération d’hommes dévirilisés, chantait un hymne paradoxal à la femme sans se départir de sous-entendus scabreux :
« Puisque l’homme à la mode est mièvre et ridicule,
Puisqu’il prend tous les maux sales qu’on inocule,
Puisqu’en lui le mercure au lieu de sang circule,
Puisque son sexe mâle à ce point s’ émascule,
Faites lui suer l’or, puiqu’il n’y a plus de sang,
Femmes qui doublement savez vider nos bourses ! »
Mais malgré ces libertés prises et revendiquées sur le corps de la femme, celle-ci ne gagne pas facilement sa place au sein des activités bohèmes.
Entre dédain
et sympathie
D’ailleurs, l’épouse même de
Rodolphe Salis s’absentait après fermeture de la boutique quand la joyeuse
clientèle improvisait un concert jusqu’au petit matin. Le milieu artistique est
un monde violent où les femmes n’ont pas de droits. Ainsi lorsque Salis abattit un de ses garçons de café à coup de
tabouret alors qu’il tentait de chasser les souteneurs venus réclamer leur autorité
sur la vie nocturne du boulevard de Rochechouart, le gérant du Chat Noir refusa
de dédommager l’épouse de la victime et l’abandonna à son triste sort.
La misogynie existe malgré quelques nuances notamment dans les propos des chansonniers comme Jules Jouy qui insistait sur le sort secondaire des femmes par un jeu de mots des plus cocaces : « Dans l’œuvre de Dieu, Adam fut le premier homme. Eve n’est que le second tome ». Jules Jouy fut l’auteur par ailleurs de vers vengeurs, écrits à la diable, dont certains concernent la femme. Il s’agit de « Fille d’ouvrier » (musique de Goublier) dans laquelle il dénonce avec une verve bien à lui le sort de cette fille, chair à pavé, chair à travail, à patron, à client, à trottoir, à roussin, à prison et finalement chair à savant et à scalpel. Le sort de le fille de basse condition soulève l’indignation de nombreux auteurs qui, sans pour autant partager les revendications féministes de leur temps, participe à un souffle nouveau : le droit des femmes est encore en question (et ce depuis déjà une trentaine d’années). Le chansonnier Aristide Bruant chanta les déshéritées de Montmartre et sut reproduire avec beaucoup d’humanité l’émotion de ces pauvres filles. Dans A Saint Lazare il reprend une touchante lettre de détenue qui, selon Laurent Tailhade, « dit avec des mots tachés de boue et peut-être de larmes, les mêmes choses que murmurent en paroles d’or les amoureuses légendes » :
« J’finis ma lettre en t’embrassant,
Adieu, mon homme,
Malgré qu’tu soy’ pas caressant,
Ah ! j’t’ador’ comme
J’adorais l’bon Dieu, comm’papa,
Quand j’étais p’tite,
Et que j’allais communier à
Saint’-Marguerite. »
Le sort des compagnes d’artiste
La femme reste dans ce milieu un
élément important du succès d’un artiste, surtout quand celui-ci a un charisme
personnel indéniable. Ce fut le cas de Maurice Rollinat ainsi encouragé par
Georges Lorin :
Tu vaincras les femmes d’abord
Qui se sentiront honorées
De baiser tes tempes laurées
Et tu gagneras beaucoup d’or
La première compagne de
Maurice Rollinat, Marie, jeune fille de bonne famille provinciale, le quitta en
1882 quelque peu scandalisée par la société frondeuse qu’il fréquentait.
Maurice Rollinat ne devait pourtant pas tarder à rejoindre la province en
compagnie d’une comédienne du Théâtre Royal Cécile Pouettre.
Les compagnes d’artiste
partagent une vie de bohème aux conditions matérielles très difficiles. Dans
leur ombre, elles luttent et souffrent jusqu’à la mort. Ainsi Eugénie Buffet
accompagna les derniers souffles du chansonnier Marcel Legay par un dernier
couplet.
La « science » de l’amour
Lorsque Willette peignit le Parce
Domine, la nuit, à la lueur fumeuse d’une lampe de pétrole, il représenta
différents profils de femme. Les « Mimis Pinsons », « les filles
séduites », « les vierges tristes et laides », la femme fatale
qui « ruine et accule au suicide » apparaissent dans une composition
aussi originale que saisissante. Willette commentait ainsi son œuvre :
« Les
chats miaulent à l’amour…. Les blanches communiantes sortent de leurs
mansardes ; c’est la misère ou la curiosité qui fait tomber leurs voiles
sur la neige dont les toits sont recouverts. Aussitôt les pierrots noctambules
cherchent à s’emparer de leur innocence par des moyens diaboliques. De l’Odéon
au Moulin de la Galette, les voilà partis pour la chasse aux Mimi
Pinsons ; c’est avec de l’or ou de la poésie qu’ils tendent leur pièges
suivant qu’ils sont riches ou pauvres, bien qu’également pervers, cependant que
le vieux moulin moud des airs d’amour et de pitié. Les ailes en portées de
musique tournent au clair de lune, reflet de la mort. Voici à présent a
revanche de la fille séduite, qui a jeté son bonnet et son gosse par-dessus les
moulins. La voilà qui entraîne, étourdit Pierrot dans un tourbillon de plaisir
et de vices : c’est le Sabbat. Elle l’a ruiné, rendu fou et l’accule au
suicide. Les vierges, tristes et laides, portent son cercueil tandis que son
âme libérée fera son choix d’une étoile… Parce Domine…Parce populo tuo… Le
peuple des Pierrots est toujours à plaindre ».
L’homme victime de l’amour et de la
femme est dans une position paradoxale : il cherche à épuiser toutes les
formes du vice et du plaisir, tout en essayant d’élever son âme vers
« l’étoile ».
Le Chat Noir paratonnerre aux idées
bourgeoises, ne valorise que la passion amoureuse animé par une femme
« idéale ». Le couple bourgeois dans lequel la femme erre
« froide et sèche » est vivement condamné même si de cette union
malheureuse et absurde pourrait naître un poète :
« Parce que de la viande était à
point rôtie,
Parce que le journal détaillait un
viol,
Parce que sur sa gorge immonde et mal
bâtie
La servante oublia de boutonner un col.
Parce que d’un lit grand comme une
sacristie
Il voit, sur la pendule, un groupe
antique et fol,
Ou qu’il n’a pas sommeil, ou que, sans
modestie,
Sa jambe sous les draps, frôle une
jambe au vol.
Un bourgeois met sous lui sa femme
froide et sèche,
Contre son bonnet blanc frotte son
casque à mèche
Et travaille en soufflant
inexorablement.
Et de ce qu’une nuit, sans rage, sans
tempête,
Ces deux crétins se sont accouplés en
dormant,
O Dante et toi Shakespeare ! il peut naître un poète. »
C'est toujours avec beaucoup d'intérêt que je lis vos articles. J'ai publié il y a quelques temps un billet sur Marie Krynsinska, où je donne un extrait de son roman "La Force du désir" sur les cabarets artistiques et leurs transformations - http://livrenblog.blogspot.com/2007/10/marie-krysinska-cabarets-artistiques.html -
Cordialement.