Le Disciple de Paul Bourget
Autre lien sur Le Disciple de Paul Bourget
http://stl.recherche.univ-lille3.fr/sitespersonnels/macherey/machereybiblio54.html
LA FIGURE DE ROBERT GRESLOU, PROTAGONISTE DU DISCIPLE
DE PAUL BOURGET
En 1889, paraît Le Disciple de
Paul Bourget (chez Alphonse Lemerre). Paul Bourget était déjà reconnu dans la
société littéraire. La Vogue avait dressé de lui un portrait plutôt
élogieux et La Plume lui décernait l'étiquette de nouveau maître du
roman psychologique. Au contraire, Le Chat Noir, Le Panurge, Le Décadent,
le percevaient comme un auteur conventionnel. Néanmoins, le talent de cet
écrivain était reconnu. Ce roman, qui boucle notre période, porte un
regard aiguisé sur l'esprit contemporain des années 1880. Paul Bourget est
un écrivain au plus près de son époque. Il en relate les travers, dans
cette chronique, qui met en scène un jeune homme, Robert Greslou, et un
philosophe nihiliste, Adrien Sixte.
La composition du roman est digne
d'intérêt. L'avant-propos est en fait une dédicace à la jeunesse des années
1880 intitulée « À un jeune homme ». Une première partie « Un
philosophe moderne » présente le personnage d'Adrien Sixte (son parcours
intellectuel, ses œuvres, son existence, ses habitudes). La deuxième
partie expose « L'Affaire Greslou » dans les détails de son traitement
judiciaire. La troisième partie « Simple douleur » est consacrée
à l'entretien entre Adrien Sixte et la Veuve Greslou. La quatrième partie
est dédiée à Robert Greslou. Intitulée très justement « Confessions d'un jeune
homme d'aujourd'hui », elle a une portée romanesque mais aussi
sociologique. C'est la partie centrale, véritable étude de mœurs et étude psychologique,
qui comprend 7 chapitres :
I. Mes
hérédités
II. Mon
milieu d'idées
III. Transplantation
IV. Première
crise
V. Deuxième
crise
VI. Troisième
crise
VII. Conclusion
Enfin, la quatrième partie « Tourments d'idées »
s'attarde sur le trouble philosophique né de la lecture de ces confessions et
la cinquième partie « Le Comte André » est l'épilogue du roman. Ce qui nous
intéresse dans ce roman, c'est bien sûr, la répercussion qu'il a pu avoir dans
les petites revues ou les liens que l'on peut, par déduction, établir avec le
monde artistique des années 1880. Ceci nous est facilité par l'article de
Gustave Kahn paru à ce sujet dans La Vogue de 1889 (Il y eut également
celui de George Bonnamour, « Le Disciple », L.P, n°6, 1889). Dès sa
parution, ce livre provoque des discussions, non seulement sur la question de
la responsabilité des philosophies, mais aussi et surtout, sur la mentalité
d'une jeunesse.
Auparavant, résumons la trame narrative de ce roman.
Un philosophe moderne et nihiliste, Adrien Sixte, surnommé le Spencer
français, reçut un jour à son domicile, rue Guy de la Brosse, une citation
à comparaître au tribunal et ce, en rapport avec le crime dont était accusé
un dénommé Robert Greslou. Il se souvint alors du rapport qu'il
entretenait avec l'accusé sous forme de manuscrits que lui envoyait
admirativement le jeune homme : Contribution à la Multiplicité du moi,
Documents contemporains sur la formation des esprits.
Le juge lui expliqua quel était le motif de
l'inculpation de Robert Greslou, alors précepteur dans la famille du marquis de
Jussat-Randon : Charlotte Jussat, fille du marquis, fut retrouvée morte,
empoisonnée le soir précédent ses noces. L'hypothèse maintenue est celle d'une
vengeance amoureuse – preuve étant faite des sentiments amoureux éprouvés par
Robert Greslou vis à vis de la victime. On accusa le philosophe d'être à
l'origine des pensées corrompues du jeune homme car ses propos allaient à
l'encontre de la morale et de la religion. La Veuve Greslou, au comble du
désespoir, confia alors au philosophe les derniers écrits du jeune homme
soigneusement recueillis dans un rouleau : Psychologie moderne et Mémoire
sur Moi-même. Hésitant, Adrien Sixte décida toutefois de le lire pour comprendre
son disciple.
Il y apprit les relations conflictuelles qui
unissaient l'inculpé et le Comte André, frère aîné de Charlotte Jussat. Mais ce
conflit n'était pas provoqué par une jalousie amoureuse. A l'origine, il y
avait une nette antipathie à l'encontre d'un être orgueilleux qui incarnait des
valeurs opposées à ses principes (« car enfin j'étais le chétif et le frêle en
présence du fort109
»). Pendant ce préceptorat, Robert Greslou statua sur des théories
philosophiques. Il finit par envier le Comte André, qui possédait autant
d'aptitudes physiques, que lui, de capacités d'analyse. Ce sentiment se
transforma en résolution d' « expérience psychologique » sur la personne de
Charlotte Jussat, « pour le plaisir d'agir, de manier une âme vivante, moi
aussi, d'y contempler à même et directement ce mécanisme des passions jusque-là
étudié dans un livre110
». Pour parvenir à ses fins lors d'un séjour en montagne, il
feignit la douleur et manipula, au moyen de la Théorie des Passions
d'Adrien Sixte les sentiments honnêtes de la jeune fille. Sa première
déclaration d'amour causa de « bizarres accidents nerveux » à Charlotte. Une
fois conquise, Robert Greslou rompit avec elle. Elle partit alors en voyage et
se fiança avec un de ses prétendants. Tandis que les préparatifs du mariage
s'activèrent, le jeune homme éprouvait de plus en plus de sentiments étranges
qu'il analysait ainsi : « je traversais non pas une crise de véritable
amour mais de vanité blessée et de sexualité morbide111 ». Charlotte
revint alors vers lui, et lui apporta la preuve qu'elle ne l'avait pas oublié.
La situation devint de plus en plus délicate et Robert Greslou décida de
se suicider si elle ne venait pas à temps dans sa chambre. Elle
arriva à l'heure dite - décidée, elle aussi, à se donner la mort. Ayant
réussi à la manipuler tout en partageant aussi quelques sentiments à son égard,
il abandonna l'idée du suicide. Les intentions de Charlotte étaient bien
différentes. Elle découvrit le journal où Robert Greslou notait toutes ses
pensées et théories philosophiques, puis s'empoisonna.
A la lecture de ses confessions, Adrien
Sixte fut bouleversé et s'interrogea sur la portée de ses théories. Au procès,
Adrien Sixte fit part de l'innocence de Robert Greslou. Mais le Comte André,
l'estimant coupable, décida de faire justice lui-même et le tua d'un coup de
revolver. Auprès du lit du mort, se rappelant les oraisons de son enfance et
une citation de Pascal « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais pas trouvé
», Adrien Sixte, pleura, comme éclairé d'une pensée nouvelle.
Une phrase paraît éclairer d'une manière
tout à fait intéressante le roman. Elle clôt le chapitre intitulé Simple
douleur. En effet, Paul Bourget fait alors de ce roman psychologique et
philosophique, le roman de toute une génération : « Deux heures sonnaient qu'il
était encore à lire l'étrange morceau d'analyse que Robert avait appelé mémoire
sur lui-même, et dont le vrai titre eût été : « Confession d'un jeune homme
d'aujourd'hui »112.
»
Autrement dit, ces confessions intimes qui
pourraient n'êtr qu'une étude de cas psychologique, deviennent l'étude d'une
mentalité. Son inscription dans une époque, celle des années 1870-1880, n'est donc
pas anodine car elle en reflète tout le caractère. Au regard des petites
revues bohèmes, de nombreux points communs sont apparus entre les réflexions de
Robert Greslou et celles des penseurs du Chat Noir, de La Vogue,
du Décadent, de La Plume ou du Panurge.
Dans un premier temps, la jeunesse pourrait
aisément s'identifier au personnage du disciple. Tout d'abord, on traverse
son enfance, son adolescence puis son « âge d'homme » des années
1871 à 1887. La prédominance, chez lui de la réflexion plus que de
l'action, le trouble de sa double personnalité, en font un héros fascinant par
sa complexité s'il n'y avait la mise à distance qu'impose l'écrivain à travers
le personnage d'Adrien Sixte. A travers ses expériences personnelles, le
lecteur découvre et analyse la contamination des philosophies nihilistes
appliquées à un esprit juvénile et fragile. La philosophie qui est en
recherche de vérités vraies se heurte aux déformations ou aux points de vue
extrémistes du jeune homme. Par admiration excessive, et par souci de
supériorité intellectuelle, celui-ci s'enferme dans des théories qu'il applique
strictement, en véritable ascèse. Cela le conduit progressivement à
perdre le sens des réalités et à n'admettre que ce qui est prouvé, vérifié, par
la science d'Adrien Sixte :
Je ne serai pas digne du nom de philosophe si je
n'avais, dès longtemps appris à considérer ma pensée comme la seule réalité
avec quoi j'aie à compter, le monde extérieur comme une indifférente et fatale
succession d'apparences.
Je doute avec mon cœur de ce que mon
esprit reconnaît comme vrai. Je ne pense pas que pour un homme dont toute la
jeunesse fut consumée de passions intellectuelles, il y ait un supplice plus
affreux que celui-là113.
À la lecture de cet extrait, on mesure tout
le danger de la situation de Robert Greslou. Paul Bourget en fait un «
passionné des idées », au point qu'il s'annihile en elles et en est totalement
dépendant. Le « savoir détruit » et ronge l'homme qui perd contact avec
toutes les sensualités de l'existence. Dans Le Disciple, l'oubli des
sens et même de la matière, provoque les actes insensés de Robert Greslou
notamment en matière d'amour. Il dit d'ailleurs son dégoût des pulsions
sexuelles, qu'il essaie de réprimer en « fai[sant] remonter tout son sexe
dans son cerveau114
», et, en même temps, sa piètre image des relations entre les deux sexes qu'il
a puisée chez Adrien Sixte dans sa Théorie des passions : «
....Voilà une preuve de plus à l'appui de ma thèse que l'instinct de
destruction et celui de l'amour s'éveillent ensemble chez le mâle115.
»
On peut parler dans le cas du personnage de
Robert Greslou d' « inadapté ». En effet, ce jeune homme, qui est absorbé par
l'étude de l'homme, perd le sens de la vie même, fuit l'amour et la
réussite quand ils se présentent. Il ressent profondément son «
inadaptation » à la vie : il se sent incapable de vivre sans la tutelle d'une
philosophie, incapable de profiter des opportunités de la vie, incapable de se
penser comme un homme à part entière. Le comble de son malheur, c'est qu'il
s'enferme dans une solitude absolument hermétique au monde, et qu'il ne se voit
plus lui-même que comme une de ses expériences psychologiques :
« J'ai jeté hier sur le papier un plan de cette
monographie de mon moi actuel, en pratiquant la division par paragraphes que
vous avez adoptée dans vos travaux. Je me suis prouvé la vigueur persistante de
ma réflexion en reconstruisant ma vie depuis ses origines, comme je résoudrais
un problème de géométrie par synthèse. Je vois distinctement à l'heure présente
que la crise dont je souffre a pour facteurs mes hérédités
d'abord, ensuite un milieu d'idées, celui où j'ai grandi, puis un milieu
de faits, celui où j'ai été transplanté par mon entrée chez les Jussat-Randon116.
»
Il devient objet et non plus sujet de sa
vie. Par le jeu du dédoublement, il parvient à prendre des distances vis à vis
de lui-même et à se traiter comme un objet d'expérience. Bien
entendu, le malheur et la souffrance qu'il va provoquer, sont les
résultats d'une pensée corrompue de fausses vérités. Car, il ne retient de la
philosophie de Sixte, que ce qui peut nourrir des instincts d'autodestruction.
En cherchant à rivaliser le Comte André sur le plan de la force et de la
manipulation, il sait qu'il court à sa perte. Car, à l'inverse du Comte André
qui s'ancre dans une réalité de corps et d'être, Robert Greslou, lui, manie des
concepts purement abstraits. L'erreur de Robert Greslou consiste à croire
suffisamment à ses idées fausses pour oser penser qu'elles sont vraies. En
comblant son sentiment de solitude – celle de l'homme dans la société moderne
mais aussi celle de l'homme sans Dieu – par la pensée, Robert Greslou croit
faire illusion et donner le change à une vie morne. Il s'en confesse d'ailleurs
:
« Le sentiment fut celui de la solitude du Moi,
la faculté fut celle de l'analyse intérieure117
»
« Je me tenais en main tout entier, sûr de
moi-même et cuirassé contre toute vulgaire atteinte par ma doctrine, votre
doctrine, et par la supériorité souveraine de mes idées118
»
Le roman prend alors une tournure «
dostoïevskienne », car à l'origine de ces maux, il y a eu une crise mystique.
Elle commence avec l'adolescence de 1876 à 1880119
et provoque la désagrégation de la foi chrétienne. Paul Bourget nous explique,
au-delà du simple cas de son héros, comment la jeunesse a pu perdre la
foi. Il y a eu, la petitesse d'esprit des dévotes à l'église, l'ironie d'une
communion dont le sens s'est perdu, et la lecture des œuvres « contemporaines
», celles de Baudelaire, de Stendhal, de Henri Heine. On retrouve ici
l'anticléricalisme bien souvent évoqué dans nos petites revues. La religion en
perdant de sa crédibilité, conduit au nihilisme et à la perte du sens de la
vie. Une des conséquences de cet athéisme est également
l'indifférence au regard des « autres » et un individualisme exagéré :
« Si, j'ai de bonne heure senti qu'au rebours de la parole du Christ, je
n'avais pas de prochain, c'est que je me suis habitué de très bonne heure, à
exaspérer la conscience de ma propre âme et par suite à faire de moi un
exemplaire sans analogue, d'excessive sensibilité individuelle120
».
Robert Greslou devient alors le symbole
d'une génération de jeunes « égotistes », sûr de leur supériorité, « d'une
extraordinaire énergie de dédain à l'égard de tous121
». Paul Bourget n'en fait pas un portrait très reluisant. Car cette jeunesse où
règne le culte du moi, perd toutes les valeurs et les repères moraux
nécessaires à la vie en société. Ainsi, tout comme les jeunes revuistes, Robert
Greslou refuse les valeurs républicaines de famille, de patrie, de foi en la
politique :
« Le métier de soldat ? Je le considérais
comme si misérable, à cause des fréquentations brutales et aussi du
temps perdu [....] La haine de l'Allemagne ? Je m'étais appliqué à la détruire
en moi, comme le pire des préjugés, par dégoût des camarades imbéciles que je
voyais s'exalter dans un patriotisme ignorant, et aussi par admiration, par
religion pour le peuple à qui la psychologie doit Kant et Schopenhauer [...] La
foi politique ? Je professais un égal dédain pour les hypothèses grossières
[...] Je rêvais [...] à une oligarchie de savants, à un despotisme de
psychologues et d'économistes, de physiologistes et d'historiens. La vie
pratique ? C'était la vie diminuée, pour moi qui ne voyais dans le monde
extérieur qu'un champ d'expériences122
»
Le monde extérieur ne semble plus avoir
d'attrait pour la jeunesse dépeinte par Paul Bourget, elle se complaît dans une
sophistication à l'extrême de la pensée qui mène à la négation du désir.
Contrairement aux petites revues qui prônent avant tout l'action dans la
société moderne, Robert Greslou incarne une jeunesse trop isolée dans ses
réflexions, torturée finalement par cette disproportion entre la pensée et
l'acte :
« Cette horreur d'agir s'explique par l'excès du
travail cérébral qui, trop poussé, isole l'homme au milieu des réalités qu'il
supporte mal, parce qu'il n'est pas habituellement en contact avec elles. »
« cette faculté d'abstraction qui me rend la
moindre activité difficile, une espèce d'effrénée intempérance du désir123.
»
Robert Greslou est donc une figure du
désenchantement. Il a du mal à trouver sa voie dans une société moderne où
les valeurs traditionnelles n'existent plus. Dans le roman, on le voit hésiter
entre une sensualité débridée, une réflexion mystique, pour enfin
adopter une vie intellectuelle dévorante et corruptrice. En réalité, le
véritable héros de l'histoire, c'est Adrien Sixte, qui va voir évoluer sa pensée
du nihilisme le plus convaincu, à la possible acceptation de Dieu :
« [...] et pour la première fois, sentant sa
pensée impuissante à le soutenir, cet analyste presque inhumain à force de
logique s'humiliait, s'inclinait, s'abîmait, devant le mystère impénétrable de
la destinée. Les mots de la seule oraison qu'il se rappelât de sa
lointaine enfance : « Notre père qui êtes aux cieux... » lui revenaient au
cœur. Certes, il ne les prononçait pas. Peut-être ne les prononcerait-il
jamais. Même s'il existe, ce Père céleste vers lequel grands et petits se
tournent aux heures affreuses comme vers le seul recours, n'est-ce pas la plus
touchante des prières que ce besoin de prier ? Et si ce Père Céleste
n'existait pas, aurions-nous cette faim et cette soif de lui dans ces heures là
? – « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais pas trouvé ! ... » A cette
minute même et grâce à cette lucidité de pensée qui accompagne les savants dans
toutes les crises, Adrien Sixte se rappela cette phrase admirable de Pascal
dans son Mystère de Jésus, - et quand la mère se releva, elle put le
voir qui pleurait !124
»
La répercussion de ce roman est
particulièrement bien analysée par La Vogue, qui considère cette
œuvre, tout comme les autres d'ailleurs, comme un révélateur de
« l'âme d'aujourd'hui ou de demain » : « [...] Nous ne pouvons nous, lettrés,
qu'étudier les amalgames de ces positions d'âme ou de ces manières de sentir,
et les comparer à nos volitions propres de création et de combativité125.
»
Le Disciple est analysé avec
d'autres livres parus au même moment que Gustave Kahn regroupe sous le
titre fort évocateur de Livres sur le Moi. Il s'agit de L'Homme
Libre de Barrès et d'Un Caractère de Léon Hennique : « Non
que je veuille dire qu'il y a entre ces œuvres similitude apparente, genèse en
quoi que ce soit commune, revêtement en quoi que ce soit pareil ; mais très
exactement elles partent d'une idée similaire, divertissement orientée : DE LA
SAUVEGARDE DU MOI126.
»
Le chroniqueur détaille premièrement les
tenants et les aboutissants de la philosophie d'Adrien Sixte :
Ce philosophe professe un précis nihilisme ; il a
apporté dans l'étude de la psychique une rigoureuse méthode d'analyse qui
équivaut à la négation des mobiles et au complet déterminisme ; sa morale
serait commandée par cet axiome : « tout acte n'est qu'une addition ; dire
qu'il est libre, c'est dire qu'il y a dans un total plus que dans les éléments
additionnés – cela est aussi absurde en psychologie qu'en arithmétique-» [...]
Or il arrive que ce penseur, dédié à sa recherche, vivant ses idéaux comme
d'autres leurs aventures, ce penseur qui a clos sa vie vivante en deux ou trois
ponctualités, se trouve brusquement mis face à face avec l'existence générale,
et dans ce qu'elle a de plus brutal, de plus compliqué, de plus froissant pour
tout isolé : une question de responsabilité dans un débat judiciaire au
criminel127.
Il y relève donc l'absence de confrontation
avec la réalité que va justement apporter l'expérience de Robert Greslou. Pour
Gustave Kahn, le problème posé par le roman – avant tout celui de la
responsabilité des philosophies face à la jeunesse – est très vite évacué. En
effet, la seule pensée de la responsabilité du créateur d'idées est
ridicule car « il nous semble qu'un fait n'existe pas dans le monde des
idées [...] on n'a pas à prévoir dans le monde des idées des conséquences
des faits pratiques ; ces faits seront toujours isolés et même nombreux, ne
prouveraient rien contre une idée génératrice et son système de conséquences128
».
La jeunesse, selon le directeur de La
Vogue, incarnée par le personnage du disciple est le fruit d'une éducation
déséquilibrée qui prône plus l'épanouissement intellectuel que physique :
Le moi du jeune Greslou est ainsi présenté
au moins dans ses grandes lignes : un cerveau très ouvert, meublé précocément
des connaissances métaphysiques et psychologiques, des notions scientifiques
superficielles de ceux qui ne se dévouent qu'à la science pure, cerveau meublé
aussi des littératures romantiques qu'on absorbe à la quinzième année,
idôlatrées par satiété de la fausse interprétation des iques qu'on donne à la
jeunesse, par le défaut de vie générale.
[....] De plus, de par l'éducation de ces
avant-dernières années, éducation bien complémentaire de l'instruction alors
courante, ce jeune homme de sang et de nerfs a manqué de l'éducation physique
qui eût distribué ses jeux de force ; il est anormalisé et déséquilibré dans un
sens prématuré de recherches cérébrales – donc il aura, trop tôt et poussé
trop loin, corollaire de ce besoin acquis lors de l'évanouissement des croyances
et traditions inculquées, le besoin d'agir uniquement selon sa pensée propre129.
Cet essai de justification par
la critique des structures éducatives et intellectuelles de la société, des
déviances du comportement de Robert Greslou est très enrichissant. En effet, il
nous confirme l'idée que ce héros est aussi le symbole d'une génération
embrouillée par la littérature romantique et par le manque d'actions à
exercer en société. Il est aussi intéressant de lire l'interprétation du
personnage faite par Gustave Kahn qui le comprend comme une victime des
défaillances physiques et non comme un « scélérat intellectuel » selon
la propre expression de Bourget : « Robert Greslou au lieu d'être, comme le
baptise Paul Bourget, un scélérat intellectuel, n'est qu'un homme trop jeune,
sans esprit de suite, et dont l'amour, un instant triomphant se conclut en
échec. [...] c'est un malheureux et un défaillant130.
»
Par conséquent, toujours dans cette problématique
soulevée de la force et de la faiblesse de l'individu dans la société, Kahn
plaide pour une théorie qu'il regrette d'ailleurs de n'avoir pas trouvé
explicitement dans le roman – celle de la complexité du moi « combien le moi
conscient est tortueux, sombre, difficile à déchiffrer et pour soi et pour
autrui 131».
En ce qui concerne la visée sociologique du
roman, Gustave Kahn est plutôt sceptique même s'il reconnaît les évidentes
ressemblances entre Robert Greslou et le jeune homme désenchanté des années
1880 :
M. Bourget dédie ce roman à un jeune homme – au
jeune homme français de dix-huit à vingt-cinq ans, envisagé par lui comme un
inconnu, un X dont il est soucieux de dégager l'identité et la portée. Il est
d'ailleurs naturel qu'un écrivain de sa génération commence à regarder derrière
lui, s'inquiétant de savoir ce que peut penser la masse des individus dont il
ne connaît que quelques spécimens parmi toujours les plus affinés ou, en tout
cas, ceux qui se destinent aux carrières, imposant le raffinement. – Et M.
Paul Bourget, évoquant les deuils de la patrie et les désastres de la guerre
civile, après avoir fait l'éloge de sa génération, demande à ce jeune homme
idéal ce qu'il pense de la vie pratique, des devoirs humains, des devoirs
civiques, s'il a le respect absolu des maîtres, de la foi et de l'espérance132.
Il n'hésite pas non plus à glisser
ironiquement quelques remarques sur le milieu dans lequel évolue l'auteur – c'est-à-dire
celui des maîtres consacrés de la littérature dont la place est davantage aux
académies que dans les cercles de jeunes. Mais, par la suite, le chroniqueur
convient que « la jeunesse n'a pas encore le respect de ses maîtres » (« il est
difficile de saisir, chez l'ensemble des jeunes gens de vingt à vingt cinq ans,
un grand courant compréhensif d'admiration pour des maîtres reconnus »), mais
qu'elle possède l'idée de patrie (« d'autant qu'ils sont presque tous dans
cette fièvre militaire qui semble, depuis quelques années, circuler dans les
veines du pays »). Donner un aperçu synthétique des opinions de la jeunesse
n'est pas chose facile, et pour Gustave Kahn, l'unique conclusion acceptable
est que ces jeunes gens sont « indécis eux-mêmes de leurs désirs et de
leurs fonds d'âme ». Pour finir, il retient du roman de Paul Bourget, qu'un
courant très dommageable à la pensée circulait dans les années 1880 « des
théories vagues comme l'occultisme chez les intellectuels, cette sorte de
scepticisme qu'il faut appeler le « je m'en foutisme » chez la masse ».
Robert Greslou est donc tantôt un scélérat
pour Bourget, tantôt un inadapté pour les journalistes de La Vogue.
De toute manière, il incarne un terrible écueil pour la jeunesse abusée de
philosophies. Paul Bourget s'adressant à un jeune homme dans sa préface, lui
recommande de ne surtout pas suivre le chemin du disciple : « Et si j'ai écrit
ce livre, c'est pour te montrer à toi qui ne l'es pas encore, enfant de vingt
ans chez qui l'âme est en train de se faire, ce que cet égoïsme là peut cacher
de scélératesse au fond de lui !133
».
Il s'insurge notamment contre ce culte
du moi qui conduit à ne croire en rien et à saisir la vie
uniquement comme une expérience à analyser. Il s'appuie sur le chef
d'œuvre ironique de Barrès « L'Homme Libre » qu'il dénonce sans
remords alors que Gustave Kahn y voit des thèses défendables : « pour ce
Moi, dont un des devoirs principaux est de se cultiver puisqu'il se connaît,
de s'entourer autant que possible des commodités favorables à son
développement : l'acte est peu, le mobile est tout. Si cette théorie peut
aisément être combattue, elle est défendable134.
»
En somme, on s'aperçoit que la jeunesse fin
de siècle n'a pas résolu la question de son Moi et surtout des valeurs qui leur
permettraient de vivre au mieux. L'époque est encore à la réflexion
assidue et au scepticisme.
La psychologie des années 1880 tient dans
un esprit de contradiction. Un suprême paradoxe entre une vie de dépravation
physique et morale, de scepticisme enjoué, et un besoin – irrépressible –
de certitude. Dans Drames de Famille, Paul Bourget, en parlant d'un de
ces personnages dont le souhait le plus cher est d'être écrivain, nuança au
cours d'un de ses portraits l'image somme toute trop romantique ou trop
naïve de l'artiste. A ce moment là du roman, il annonce la décision d'Eugène
Corbières de se diriger vers une carrière de médecin :
Ce qui m'a décidé à prendre cette
voie, cela peut te sembler singulier, c'est le besoin de certitude. Mon goût
personnel m'eût entraîné vers des études plus abstraites. Je serais entré à
l'Ecole normale, pour m'occuper de la métaphysique, si je n'avais pas lu Kant
et aussi L'Intelligence de Taine. Il m'a paru que l'objet dans les
sciences philosophiques est par trop douteux. Mon esprit à moi a comme faim et
soif de quelque chose de positif, d'indiscutable135.
Le monde de la pensée humaine est par trop
complexe et abstrait pour satisfaire au besoin de certitude concrète. Il semble
que pour le jeune artiste de la fin du XIXe siècle, il y ait un vrai
dilemme entre le choix d'une vie de réflexion spirituelle et abstraite ou bien
le choix d'une existence proche des réalités du monde sensible, comme l'a
prouvé Louis Pilate de Brinn'gaubast : « Si la vie n'a pas une
finalité, à quoi bon penser ? / Ne vaut-il pas mieux nous occuper de ce que
nous voyons, de ce que nous sentons ?136
».
109
Paul Bourget, Le Disciple, éd. Alphonse Lemerre, Paris, 1889, p. 164.
110 Ibid., p. 173.
111 Ibid., p. 263.
112 Ibid., p. 80.
113 Ibid., pp. 82-84.
114 Ibid., p. 150.
115 Ibid., p. 63.
116 Ibid., pp. 85-86.
117 Ibid., p. 112.
118 Ibid., p. 149.
119 Ibid., p. 123.
120 Ibid., p. 113.
121 Ibid., p. 114.
122 Ibid., p. 165.
123 Ibid., pp. 89-90.
124
Ibid., p. 359.
125
L.V, Gustave Kahn, « Chronique : Livres sur le moi », 1889, pp.
68-103.
126 Ibid.
127 Ibid.
128 Ibid.
129 Ibid.
130 Ibid.
131 Ibid.
132 Ibid.
133
Paul Bourget, Le Disciple, préface, Alphonse Lemerre,
1889, p. X.
134
L.V, Gustave Kahn, « Chronique : Livres sur le moi », 1889,
pp. 68-103.
135
Paul Bourget, Drames de famille, « L'échéance », éd. Plon, Paris,
1898, pp. 9-10.
136 L.D, « Philosophie des sonnets insolents », n°23, 1888.