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Bohème littéraire
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26 octobre 2008

La Colle de Léon Riotor, édition Charpentier, 1926

            Léon Riotor fit paraître son roman peu de temps après les souvenirs du Chat noir de Maurice Donnay. Le texte pourtant qualifié de "vieux papiers" aurait été rédigé entre 1883 et 1896. Riotor déclarait à propos de son récit qu'il n'était que fantaisie et mystification dans l'esprit même du Montmartre fin de siècle. En réalité Léon Riotor cherchait bien entendu  à se défendre des critiques car dans cette fiction il dépeint sous une forme à peine codée les aventures de la troupe du Chat noir et de son gérant le dénommé Rodolphe Salis (chapitre X, p. 71 à 84, chap. XI p. 91-93).  Ainsi il  se présente dès les premières pages comme un humble pénitent "pieds nus, la corde au cou, un cierge de six livres au poing, pour l'aller brûler là-haut sur la butte".(p. VI)
          Le roman comporte 2 parties, respectivement de XV et XVI chapitres, qui couvrent l'union tumultueuse de Favoras et de Marguerite au temps du Chat noir. L'origine du roman provient d'un débat sur la légitimité du mariage dans la vie d'un artiste :
"On parlait à ce moment d'union libre, de collage, on opposait la vie de famille à la vie de bohème. Un journal enquêta : "Un artiste doit-il se marier?" D'où ce récit, ces vieux papiers..." (p. V)

LA COLLE OU L'UNION LIBRE A LA FIN DU XIXe SIECLE

            Favoras est le type même de l'artiste bohème désireux de réussir. "Petit, maigre et noir comme un pruneau" (p. 7), il se consume entièrement pour sa tâche qui est de réussir enfin à être reconnu. Venu de sa province (Bayonne), d'origine modeste (père horloger), il cultive des ambitions artistiques mal comprises de sa compagne, Marguerite. Son atelier est un hangar dans lequel il travaille avec acharnement et vit pauvrement de quelques commandes. Dans ses débuts il trouve un emploi à l'academie Julian (Quartier latin) et exécute de la ronde-bosse et du modelage pour 100 fr par mois.  Mais en 8 ans de vie parisienne l'amertume grandit :
"Bientôt 8 ans ! Il arrivait de son pays basque, avec un bagage d'illusions, l'amour de la sculpture, et s'était placé, chez un maître en  renom pour gâcher la glaise !" (p. 7)
Une mansarde est louée avec les économies du couple, rue d'Orsel.

         Marguerite "vendeuse de plaisir" depuis son plus jeune âge est" blonde, ronde et grasse avec des fossettes partout" (p. 7). Au jardin des Folies-Bergeres elle avait tenu un bar certains soirs et vivait des rentes accordées par quelques étudiants dont le blond Dangenet. Elle enchaîne par sa sensualité Favoras et rêve de devenir une parfaite maîtresse de maison. Elle souhaite épouser le sculpteur mais elle est rejetée par toute sa belle-famille qui ne voit en elle qu'une amuseuse de cabaret.

        La "colle" désigne l'union libre qui selon Léon Riotor est un désastre programmé. Il analyse ainsi le principe de dépendance qui enchaîne chaque membre du couple. Pire encore, la colle nuirait à la créativité même de l'artiste dont les forces sont comme happées par sa concubine.

"De ses théories sur l'art, sur la beauté de la forme que restait-il en lui ? Une passion constante pour cette accapareuse maîtresse qu'il s'était donnée, qui s'agrippait à lui comme un lierre, et dont il ne pourrait jamais se défaire. (...) Il revenait enfiévré, à la chambre close de Margotte, à ses bouderies, à sa domination aigre-douce". (p. 14)

         L'union libre serait donc pour l'auteur une forme d'auto-destruction appuyée par 2 mécanismes : la sensualité et le confort. L'échec du couple est prédestiné car l'artiste et sa concubine ne peuvent même pas réaliser ce que le couple bourgeois réalise dans le mariage : famille, gains et propriétés diverses. Privés du consentement social et familial, le couple s'enlise dans la marginalité malgré des efforts honorables.

       Ainsi la colle est un parcours semés d'embûches  et agité par de brusques sursauts de survie. Pour le couple Favoras-Marguerite, la mort d'un enfant scellera l'union par le malheur. Marguerite retombe progressivement dans la prostitution sous la coupe d'une mercière maquerelle nommée Mme Veuve Gardelaine, tandis que Favoras tente de fuir les propositions de mariage que lui présente son frère comme unique remède à sa soif de reconnaissance.
        L'artiste accepte pourtant de prendre un nouveau logement au 18 rue Blanche pour en faire un atelier privé et renouer avec les critiques et quelques confrères loin du malheur de sa "colle". Cependant la rupture avec Marguerite n'est pas encore consommée. Léon Riotor évoquera ce passage comme "des allures nouvelles de libertés relatives et inquiètes" (p. 41, chap. 6).

"Le ménage traversait une crise. La vie de part et d'autre, sauf le manger, le coucher - et encore !- cela ne pouvait durer ainsi. Une phase approchait celle de la rupture, ou d'autre chose. L'artiste qui veut l'œuvre au-dessus de tout, trouve en cette tension de l'esprit la force de se dégager ; celui qui subit la domination des sens a beau réagir : il vit pour les plaisirs de la chair, travaille pour les garder, et c'est peu à peu le cerveau vide, la maîtresse triomphante : "la colle"." (p. 59, chap. 7)

Se sentant lié à Marguerite malgré ses infidélités et après avoir gagné quelques sous, Favoras lui envoya pendant plusieurs mois une rente de 400fr. Il loua boulevard de Clichy un nouvel atelier dans lequel il vivait une bonne partie de la semaine. Il proposa à Marguerite d'être gérante d'une mercerie ou d'une boutique de confiserie, offre qu'elle refusa. Elle s'installa rue La Rochefoucauld.

Le mécanisme de la reconnaissance commença alors à entraîner Favoras loin de la bohème montmartroise fût elle artistique ou littéraire. Il obtint une première médaille au salon. Favoras en fait profiter Marguerite et la rêve en bourgeoise :

"Elle s'était affinée. Il avait vu surgir de cette fantasque buveuse de bocks une bourgeoise déçente avec qui on pouvait parler. Il lui en était reconnaissant.", p. 102 (chap. XIII)

Mais ce rebondissement ne dure pas car Favoras s'éprend de son modèle, une jeune bohémienne du nom de Mandica. Au même moment, la famille de Favoras et ses amis l'entraînent dans un projet de mariage avec la fille des de Brogas. Une danse scelle leurs fiançailles mais Favoras tombe gravement malade. Soigné par Marguerite, qui n'hésite pas à se sacrifier pour lui, Favoras revient à la vie. Il repart en convalescence pour le pays basque. A son retour, par reconnaissance pour Marguerite, il  s'attache à nouveau à elle.

"(...) l'enlacement féminin se constitue de mille et unes attaches, fines, souples, lentes, indénouables. (...) C'est l'art écarté par la vie quotidienne, relégué dans le coin aux rêves ; l'artiste agonise à mesure que la femme s'empare de lui." (p. 119-120, chapitre I, IIe partie)

       Définitivement, le piège de la "colle" se referme sur Favoras. Après une nouvelle crise sentimentale due aux relations de Marguerite avec Dangenet, Favoras s'échappe à nouveau. Marguerite tente de mettre fin à ses jours mais est sauvée par Léocadie, une de ses voisines. Pendant la "Vachalcade" organisée par Willette, Favoras, malade, se rapproche enfin de Marguerite.

"Emu de reconnaissance, mêlant le visage de Marguerite à l'image de sa mère penchée vers son lit d'enfant, autrefois, loin dans le passé ; et il se dit qu'il avait besoin de cette protection douce ; qu'il vieillirait à côté de Marguerite, repentie, régénérée..." (p. 219-220, chap. XII, IIe partie)

Léon Riotor décrit ensuite ce qu'il appelle "l'automne du cœur" (chap. XIII), moment  où d'anciens amants reconquièrent les forces de la jeunesse et retrouvent les joies d'un renouveau inespéré. Ce temps ne dura pas :  Favoras se voit présenter une jolie et riche admiratrice Mlle Parlange par le Docteur Charcot. Troublé, Favoras ne sait plus comment faire pour quitter Marguerite.

"Posséder l'aisance, apparenté à une famille puissante, n'est-ce pas les portes ouvertes, l'Institut, la main mise sur la société ? (...) Mais il n'était pas libre et il manquait de courage, de cruauté aussi pour se libérer. Tant pis !" (p. 215, chap. XIII)

     Favoras, impuissant et terriblement dépendant de son union, sombre dans l'alcool. Marguerite, elle, apprend le terrible sort de l'étudiant Dangenet, interné à Sainte-Anne. Enfin le père de Favoras, désolé de ne pas avoir pu conclure de bon mariage pour son fils,  intervient et demande à Favoras d'épouser celle avec qui il vit depuis tant d'années. Soudain Favoras s'exclame :

"La colle (...) la colle que je croyais l'indépendance, le vrai bonheur, quelle tromperie !... Mariez-vous Bellart, mariez-vous. Il n'est pas trop tard, ne vous bercez pas d'utopies grandiloquentes, de sentiments présomptueux. Du bon sens, de l'honnêteté. L'égoïste seul refuse les devoirs, les sens rassasiés, le mâle s'enfuit...Il faut le contraire, se lier au devoir : la loi ; et non la liberté totale, source d'abus. (....) Le vrai but c'est le foyer à construire. Ayez votre chez-vous, votre domaine, votre femme, vos enfants, bien à vous. Sinon, vous aurez le domicile, les meubles, la femme et les enfants à tout le monde. Et quand vous serez bien convaincu de cette vérité, dégouté, épouvanté, vous penserez à fuir mais ce sera trop tard, vous n'oserez pas, pour ne pas devenir un malhonnête homme, ni un paria de la vie et du sentiment" (p. 241)

         L'union préconisée par Riotor est donc contre toute attente dans ce récit de vie bohème le mariage... Institution de toute part critiquée par les auteurs de l'époque. L'embourgeoisement est donc bien la fin de toute chose car le rêve républicain est un rêve d'intégration bourgeoise. L'attitude ambigüe des artistes face à la marginalité est donc très moderne. "La vie de paria" ne doit être qu'une utopie, qu'un territoire fantasmé car elle ne permet pas à la liberté individuelle de s'épanouir.

            Le récit de Riotor se conclut sur le décès de Marguerite (morte d'épuisement et de douleur à la vue de Dangenet)... Favoras, rongé par ce deuil, n'est plus capable de créer. Son inspiration est brisée. L'architecte contemplant la dernière pièce de Favoras s'exclame " Encore un de fini, rongé, dévoré par la colle!..." (p. 254)

                Le récit est donc un hymne à l'individualisme et au conformisme bourgeois. La bohème de la fin du XIXe siècle est bien celle qui signe l'émergence de l'individu et sa revendication au bonheur et à la liberté. Loin des clichés sur la marginalité bohème, ce récit constitue une remarquable démonstration des contradictions d'une époque entre appel à un renouveau (avec l'union libre) et attachement à la tradition bourgeoise.

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